I.
Un sixième sens réveilla Richard avant que sa femme n'écrase par erreur la Sonde qu'il avait négligemment laissé tomber par terre hier soir.
"Attention à la Sonde !", lui cria-t-il.
-Tu n'as pas dormi avec, hier soir ?", répondit-elle vaguement inquiète. "Tu as réussi à trouver le sommeil quand même ?"
Un peu déboussolé par la présence de sa femme, il ne prit pas la peine de répondre tout de suite. Son premier geste fut d'allumer puis de brancher la Sonde sur son bras droit. Elle émit un petit ronronnement rassurant.
"J'étais trop crevé.", lui dit-il avec un regard amoureux. L'écran, à son bras, brillait : rose.
Puis rose-rouge. Il se leva, vaguement énervé, et se commença à s'habiller. Sa femme était à la cuisine, juste en face, en train de faire chauffer de l'eau.
"Tu as une réunion ce matin c'est ça chéri ?, lui lança-t-elle.
-Oui, je prendrais le café au boulot. Ne t'embête pas."
Si tôt le matin, le train n'était pas complètement plein et Richard put ainsi se trouver une place à côté d'un gros type chauve en costume. Bizarrement, son aspect bonhomme, inoffensif, presque maternel le rassura. Il réussit à dormir un peu sur le trajet.
A son arrivée, le soleil était levé et séchaient les rues encore luisantes de la pluie nocturne. En passant devant le bâtiment où il travaillait il vit par la fenêtre que l'accueil était déjà pris d'assaut et remercia le ciel de ne pas être aux guichets cette semaine. Il passa par la porte de derrière.
Étant arrivé plus tôt que d'habitude, le quart d'heure d'attente réglementaire dans le sas se fit avec des collègues qu'il ne connaissait pas. Sa sonde était bleue au moins depuis qu'il avait quitté la gare. Autour de lui, quelques autres bleus, beaucoup de verts, au moins autant de violets. Forcé de patienter, Richard en profita pour prendre un café.
On le laissa enfin entrer. Au fil de la matinée, alors qu'une réunion importante approchait, sa Sonde passa elle aussi au violet. Il avait besoin de détermination pour mener la séance. Il allait devoir se montrer ferme sur certaines demandes de l'équipe d'approvisionnement. Et il était indispensable d'obtenir une réponse de l'intégration ! Après tout, le lancement du projet était demain !
Son chef passa la tête dans son bureau pour lui dire bonjour.
"Jolie couleur, Richard !"
Le violet était en effet pétant.
II.
En fin d'après midi, Richard était à genoux la tête à quelques centimètres de la faïence blanche des toilettes, crachant difficilement de longs fils gluants et acides qui semblaient emmêlés dans sa gorge. Approcher la cuvette froide et un peu jaunâtre l'avait révulsé au début mais maintenant il avait les coudes dessus et la tête dedans. Il resta dans cette position inconfortables quelques minutes, jusqu'à ce que son corps se plaigne de ses articulations douloureuses, du carrelage dur, de l'odeur diffuse d'urine, du goût âcre dans sa bouche évoquant une pile électrique fondue.
Face au miroir, il se rassura. Rien ne se remarquait sur son visage. Il avait réussi son pilotage opérationnel. Des ordres avaient été donnés, des avertissements passés. Il se sentait important. La Sonde était toujours violette, mais tendait un peu vers le marron. Il ne la lâcha pas des yeux. Plus il la regardait, plus elle devenait marron, plus il se sentait malade, plus il la regardait, plus il se sentait malade... Il détacha le câble, tirant l'aiguille hors de son bras. Bravo. Elle se mit à siffler, très fort et très aigu tout d'abord, puis de plus en plus grave et étouffé, comme une baudruche qui se dégonfle. Sans sa Sonde, il se sentit mieux. Même en sachant c'était certainement purement psychologique. Il sortit, marcha en s'appuyant de temps à autre sur les murs comme une personne ivre, déambulant au hasard dans le bâtiment, sans risque de se perdre car les couloirs faisaient un cercle complet. Il ne croisa personne. La plupart des bureaux étaient fermés, mais il pouvait voir du monde derrière certaines portes vitrées. Il arriva finalement au bureau de son chef, renversé dans son fauteuil, un sourire béat aux lèvres. Sur son bras, du jaune. Du jaune vif.
Richard se tenait à moitié caché dans l'encadrure de la porte, posé contre le mur du couloir, de telle sorte que son chef ne puisse pas voir sa propre Sonde éteinte.
"Je m'en vais", lui lança-t-il simplement. Son interlocuteur releva la tête, ses yeux essayèrent quelques instants de trouver le bras droit de Richard avant d'abandonner : peu importe sa couleur, après tout, Richard allait partir.
"Bon boulot Richard, je suis passé tout à l'heure et c'était du bon boulot ! Continue comme ça et c'est la promotion Richard !"
Richard répondit d'un petit sourire et s'en alla.
Ce ne fut qu'une fois arrivé à la gare qu'il se rendit compte qu'il n'avait pas rebranché sa Sonde. Avec un écran noir, il n'avait absolument aucune chance d'entrer... Dès que l'aiguille fut réinsérée dans sa peau se matérialisa une couleur bleu marron qu'il tenta d'ignorer. La couleur le rendait malade. Autant regarder une autre couleur. Il trouva son bonheur dans la foule, une jolie fille arborant une belle couleur rose, et adapta sa marche pour la suivre à courte distance. Ca le requinqua. Malheureusement, elle ne prenait pas le même train.
Cette fois-ci, il fut forcé de rester debout jusqu'à chez lui.
Dans son petit appartement, le gaz ne fonctionnait pas. Il n'avait rien à préparer au micro-onde et se maudit lui-même de n'être pas passé au magasin prendre quelque chose à manger. Sous la lumière du soir qui filtrait par la petite fenêtre de la cuisine, de la poussière en suspension rendait l'air poisseux et lui donnait l'impression d'étouffer. Par dénuement, il décida de faire tremper des pâtes dans de l'eau froide.
En attendant qu'elles ramollissent, il se traina jusqu'à son canapé pour s'y coucher et se tortilla pour sortir de son pantalon trop serré une petite boite dans un emballage plastique. Il en retira une capsule qu'il inséra dans sa Sonde. Une capsule rose.
Sa femme rentra aussitôt, les bras chargés de courses. Il resta couché sur le canapé. Elle le déchaussa, le déshabilla. Il se laissa faire comme un bébé. Il eut même droit à un massage avant un délicieux repas. Quelle extase ! C'était de bonnes pâtes à l'eau froide.
III.
Quand Richard se réveilla le lendemain, il remarqua que la Sonde s'était débranchée pendant la nuit, ce qui l'inquiéta vaguement car c'était la deuxième fois de suite. Au moins, cette fois, sa femme n'était pas là.
Parce qu'elle n'avait pas pu le réveiller, il était très en retard. Il la rebrancha sans réfléchir, pris le train et puis ce fut l'attente dans le sas. Aujourd'hui non plus, n'étant pas dans ses horaires habituels, il ne reconnaissait personne. Une femme lui fit une réflexion désagréable, qui lui passa par dessus la tête. Elle insista un peu et alerta la sécurité.
C'était une première, pour lui. Jusque là, il n'avait jamais été retenu dans le sas. Deux agents le poussèrent dans un réseau de couloir qui était une copie conforme de son étage à la différence près que les murs et le sol étaient en béton, sans revêtement. Il connaissait un peu l'un des deux type, le plus âgé. Un gars assez sympa. Très pragmatique. Parfois, ils prenaient un café ensemble. Richard était à la fois soulagé de tomber sur lui et honteux car il savait qu'il risquait de le recroiser au café plus tard.
Le trajet jusqu'à leur bureau paru interminable. Les deux gars soutenaient Richard par les bras et lui imposaient une allure soutenue. Il imagina se coller contre les cloisons, se faire râper par les vigiles contre les murs de pierre, laissant derrière lui des lambeaux de peaux rose pour retrouver son chemin s'il devait s'échapper. Fantaisie sans intérêt. Il l'emmenèrent dans un petit bureau.
"Pourquoi t'étais rose comme ça Richard ?, lui demanda l'agent qu'il connaissait vaguement en s'asseyant face à lui.
-Les restes de la veille. J'ai capsulé hier soir et elle s'est débranchée pendant la nuit."
La sonde de son interlocuteur était verte très foncée. Difficile à lire. Celle de son jeune collègue, debout contre la porte, était violette. Très sérieux, très impliqué. Il ne perdait pas une miette de l'interrogatoire, lui.
"C'est la première fois non ?
-Oui."
L'homme vérifia dans ses fichiers, ce qui rassura curieusement Richard. Ainsi, il verrait que c'est la vérité. Il ferma le dossier et lui posa une colle :
"Tu es quoi, là ? Dis-moi sans regarder.
-Orange ?
-Pas loin. Tu as changé 3 ou 4 fois depuis que tu es arrivé ici.
-C'est la première fois que ça m'arrive... Je sais pas quoi penser.
-Tu clignotes comme une boîte de nuit. Franchement j'ai jamais vu ça. Tu penses que tu peux nous donner un beau vert ou un beau violet ?"
Richard hésita.
"Je ne te force pas. Personne n'a le droit de te forcer. Mais ici on attend du vert, du bleu, et on fait du violet voire du jaune. Certainement pas du rose.
-Je sais.
-Alors ?
-Je suis pas sûr."
Ils restèrent quelques minutes à se regarder.
"Tu veux rentrer chez toi ?
-J'ai un lancement aujourd'hui.
-C'est important ça un lancement ?" Il n'attendit pas de réponse, se pencha vers Richard. "Tu es presque rouge. Rentre chez toi, ça ira mieux demain. Ne m'oblige pas à te mettre dehors."
IV.
Rouge. Ce n'était pas une très bonne couleur à arborer en pleine rue. Richard ne comprenait même pas pourquoi il était rouge. Il se dirigeait vers la gare par habitude mais savait que c'était impossible de prendre le train avec cette couleur. Impossible d'entrer nulle part.
Il longea la voie ferrée, puis monta sur un pont piéton et resta quelques instant à regarder les rails en dessous. Il s'imagina sauter à pieds joints sur un train qui passerait et plier le train comme on écrasera un traversin. Ridicule. Il descendit de l'autre côté.
Un peu plus loin, la vieille rotonde désaffectée où étaient auparavant stockées les locomotives. Le portail complètement rouillé, prêt à tomber. Tout à coup, il donna un coup de pied furieux dans le métal, laissant ainsi exploser une rage qu'il ne savait même pas qu'il avait en lui.
Surpris par lui-même, il jeta un œil à sa Sonde : rouge vive. Il eu presque honte. C'était une couleur d'adolescent. Autant l'enlever, pensa-t-il. C'est un coup à se faire arrêter. Il porta sa main à son bras quand une pensée lui vint. Il avait toujours les capsules roses d'hier dans sa poche. Et une journée de libre, maintenant. Pourquoi pas les prendre ?
Mais où ?
Juste devant, le portail désormais entrouvert semblait l'inviter dans la rotonde. Les fleurs jaunes poussant à travers le béton fissuré lui faisaient signe d'entrer en se balançant doucement. Là dedans, il serait tranquille.
Le cœur battant, Richard se glissa entre le portail et les mauvaises herbes. Il s'approcha du bâtiment et essaya une première porte, fermée. Fit demi-tour, pour passer par l'ancienne voie ferrée presque invisible sous la végétation. Une porte était ouverte donnant sur des ateliers oubliés. A l'intérieur, des débris divers, du papier toilette usagé, des vieux cartons, des bouteilles abandonnées... Évidemment, ça avait servi de squat. Il avança à l'intérieur avec prudence, dans un silence qui n'était troublé que par le craquement du verre sous ses pieds. Finalement, il tomba sur une pièce en meilleur état que les autres. On avait repeint la porte. Décoré les murs. Amené des chaises, disposées autour d'une vieille bobine en bois qui servait de table.
Il hésita à rentrer. La salle avait un certain côté sacré, comparée aux autres. La laissant derrière lui, il reprit son exploration. Rien de notable au delà. Il revint en arrière. Cette fois-ci, la pièce lui était devenue familière, même si ce n'était que la deuxième fois qu'il la voyait. Richard ferma la porte, pris une des chaises et la plaça contre un mur d'où il pourrait surveiller à la fois l'entrée et la fenêtre extérieure. Il ouvrit sa Sonde, éjecta la capsule usagée, qui roula dans la poussière. Pour la première fois, il remarqua les restes d'autres capsules près de la bobine. Il s'injecta une rose, pensant qu'il n'était pas le seul à venir capsuler ici.
Et justement, il entendit aussitôt quelqu'un qui approchait. Peu lui importait d'être seul ici maintenant, au contraire. Il serait heureux de le rencontrer. Pourquoi pas se poser sur la table avec lui. Boire un coup, manger un morceau, à la bonne franquette, comme dans son enfance.
Une main timide poussa la porte. Elle tenait justement une bouteille de vin. La personne portait également un sac d'où dépassait une baguette de pain.
"Richard ? Tu es là ?", demanda-t-elle en souriant doucement. "Si on faisait un petit pique nique ici ? J'ai amené du fromage et du pâté !"
Quel plaisir. C'était sa femme.
oldA Saint-la-Jeune, le maire avait discrètement ouvert la ville aux peines de travail d'intérêt général : les condamnés devaient alors intégrer l'équipe d'agents municipaux. Le premier fut Louis.
Un grand échalas aux bras ballants, le visage encore boutonneux. Les employés de la ville n'étaient pas censé savoir dans quel cadre le jeune homme allait les rejoindre pour quelques semaines, mais c'était un secret de polichinelle. On parlait pudiquement de stage, du "stagiaire", comme s'il venait pour une semaine de découverte de fin de collège en fermant les yeux sur le fait que l'intéressé allait avoir bientôt 22 ans.
Il fut mis en binôme avec Stéphane Guerrin. C'était un employé d'âge mur, peu bavard, un peu ours. Mais au contact du jeune homme qui encore plus taiseux que lui, Stéphane s'ouvrit un peu. C'est qu'il se sentait lui-même quelque peu gangster, et ne se priva pas de lui raconter que lui aussi, dans sa jeunesse, avait fait les 400 coups, qu'il était de son côté, que les avocats, les procureurs, les juges, c'était de la chienlit, hypocrites et consanguins au premier degré. En lui parlait, il cherchait souvent dans les yeux de Louis une complicité qui ne vient jamais. Ce dernier restait impassible, effectuait ses tâches d'intérêt général avec une grande discipline, et laissait ses collègues perplexe sur les raisons de sa condamnation. Que pouvait avoir fait ce jeune homme si calme et obéissant ?
Une matinée, Stéphane le laissa travailler seul. Le boulot consistait à enlever des vieux autocollants qui recouvraient un gros boitier électrique au centre ville.
Pour Louis, ce n'était pas une partie de plaisir. Armé d'une raclette dont le manche en plastique dur s'enfonçait douloureusement dans la paume de sa main, il devait gratter la colle grisâtre pour révéler le jaune de la borne en dessous. Les résidus tombaient en spirales serrées sur le sol. Mais, curieusement, plus la borne était grattée, plus la colle en suintait. Louis s'arrêta quelques instants, recula légèrement pour admirer la colle grise qui repoussait sur le plastique, comblant les trous qu'il venait de faire avec sa raclette. Autour de lui, les rognures de papier s'accumulaient, disparaissaient, puis revenaient de plus en plus nombreux, une houle de copeau, qui lui montait parfois au dessus des chaussures. Il se mit debout. La borne était maintenant recouverte d'autocollants, certains vieux, certains tout à fait récents, annonçant un concert, le passage d'un cirque ou un message politique... Cette borne, au centre de la place, était une invitation à l'affichage sauvage. Au dessus de Louis, les feuilles des arbres changèrent toutes subitement de couleur, passant du vert au brun, puis au marron foncé. Elles tombèrent de concert sur la chaussé tandis que les plantes s'illuminaient immédiatement de feuilles vertes, puis de fleurs blanches, qui allèrent aussitôt rejoindre les feuilles mortes. En faisant quelques pas en arrière pour mieux admirer le spectacle, Louis manqua de tomber, les pieds soudainement emprisonnés par une quelconque plante rampante, qui fleurit et se dessécha aussitôt, remplacée par des herbes folles qui arrivèrent tout à coup à sa taille. Il se concentra sur sa borne et décida de la nettoyer sans prêter attention à ce qu'il voyait. S'il grattait méthodiquement toute la surface, il en viendrait à bout, peu importait les autocollants qui semblaient revenir à chaque coup de grattoir.
Finalement, Stéphane vint le chercher pour la pause de midi.
Ils mangèrent en silence, aucune conversation n'étant possible. Le jeune avait l'air un peu éberlué. Travailleur, mais pas très habile de ses mains. Lorsqu'on lui adressait la parole, il se contentait de fixer son interlocuteur avec ses grands yeux bleus écarquillés, et n'ouvrait la bouche que si on lui posait une question directe, pour donner des réponses monosyllabiques. Stéphane se demandait parfois s'il n'était pas un peu attardé mental.
Pour Louis, Stéphane était également une énigme. Son superviseur était un adulte, un bébé, un enfant, mais jamais un vieillard, ce qui était assez rare. Il avait l'habitude de voir toutes les étapes de la vie d'une personne, sauf pour Stéphane qui ne dépassait jamais son âge actuel.
A contrario, lorsqu'il avait rencontré monsieur le maire, Louis l'avait vu, derrière son bureau, en tant que poupon, en tant que vieillard, en tant qu'adolescent, alterner entre tous les âges de sa vie, ce qui donnait un certain effet comique, surtout lorsque c'était un très jeune enfant qui lui présentait ses futurs missions au sein de l'équipe municipale. Le maire était le seul à savoir ce qu'il avait fait et il lui était reconnaissant de garder le secret. Aussi avait-il accepté de répondre lorsqu'il lui demanda des précisions. Pourquoi avait-il mordu une camarade étudiante, jusqu'à quasiment sectionner son doigt, dans le bus ? La raison principale était impossible à donner, il en donna une autre, comme quoi la fille en question était trop bruyante. Que lui avait elle fait ? Rien. Pourquoi elle ? Ses doigts étaient tellement fins qu'il semblait possible de les couper avec les dents. Allait-il être un danger pour son équipe ? Voulait-il attaquer quelqu'un à nouveau ? Non. Certainement pas. C'était juste une expérience, qu'il ne reproduirait pas. Il trouverait d'autres moyens d'expérimenter. Une expérience pour quoi ?, demanda le bébé en fronçant les sourcils. Louis avait répondu qu'il ne pouvait pas expliquer, mais qu'il ne le ferait plus. Le vieil homme hocha la tête, et l'encouragea à venir lui parler immédiatement s'il avait un problème avec un membre de l'équipe.
Mais Louis n'avait de problème avec personne. Il n'avait rien à reprocher à cette camarade de classe, cette fille, cette femme, cette enfant, ce bébé aux doigts qui semblaient si faciles à sectionner.
Cet après-midi là, Stéphane et Louis devaient s'occuper du cimetière : redresser les décorations couchées par le vent, arroser les plantes, enlever les mauvaises herbes...
Le cimetière gardait une certaine stabilité au cours du temps. Bien sûr, parfois il disparaissait totalement pour laisser place à une plaine verdoyante ou un sol jaune craquelé, mais la plupart du temps les allées entre les tombes restaient fixes. Certaines sépultures changeaient vite, donnant l'impression de clignoter, passer de la pierre au marbre, d'une stèle à une simple croix, mais dans l'ensemble il lui était possible de travailler sous la direction de Stéphane.
Près du mur du fond, par contre, c'était une autre histoire. Les tombes apparaissaient et disparaissaient rapidement. Il eu le temps de lire une épitaphe et compris alors pourquoi il ne pouvait pas voir Stéphane sous forme de vieillard. Il ne vieillirait jamais. Sur sa tombe, "Stéphane Guérrin", son année de naissance suivie de la date de sa mort, qui était celle de l'année en cours. Louis se tourna vers Stéphane qui était en train de gratter de la mousse sur une pierre tombale, tout à fait inconscient de se trouver à quelques mètres de là où il allait être enterré. Quelle découverte.
L'entretien du petit cimetière fut rapidement terminé et ils se dirigèrent vers la salle municipale. Sur le chemin, les plantes jaillissaient du sol presque instantanément, semblaient maladroitement chercher quelque chose en dodelinant durant de brefs instants puis retombaient en décomposition, devenant matière organique qui faisait aussitôt surgir de nouvelles plantes, se dressant tendues vers le soleil dans un effort désespéré pour l'atteindre et s'effondrant sur le champ à leur tour, lançant un nouveau cycle de naissance et de mort végétale. La botanique n'avait pour Louis rien de paisible ou de relaxant. Lorsqu'on les voit pousser à une telle vitesse, les plantes évoquent des sortes de vers répugnants, qui surgissent en ondulant, sifflant, écarquillant leurs fleurs comme autant de yeux fous, crachant leur pollen de façon obscène puis redescendant vers les abimes infernales où elles n'auraient jamais dû sortir.
Ils croisèrent un couple, un jeune couple, une grand mère et son fils, un grand père et sa petite fille, deux personnes âgées, tout ça à la fois. Chaque fois qu'il voyait une jolie femme, il prenait plaisir à la voir retomber en enfance puis vieillir brusquement, imaginant qu'elle n'avait aucune conscience de la fragilité de ses charmes féminins.
Stéphane ouvrit la porte de derrière et ils pénétrèrent dans la salle municipale vide, lugubre. Il ne fallut que quelques instants pour qu'elle se remplisse de divers mariages, spectacles de fin d'années, cocktails, meetings politiques et enterrements. Circulant parmi les invités, il tomba nez à nez avec une table où était exposée la photo de Stéphane. Après avoir vu sa tombe, il assistait maintenant à la réception en son honneur. Il se concentra pour rester fixe dans ce point précis du temps. Il voulait absolument savoir ce qui était arrivé à Stéphane. Peut être pourrait-il l’empêcher ? Il fit le tour des membres présents, fantômes avant d'être nés, croisa monsieur le maire qui paraissait particulièrement effondré. Dans un petit groupe, on parlait des circonstances de sa mort. C'était à cause de "ce stagiaire". Lui-même. Il aurait lui-même tué Stéphane car il l'aurait traité de débile.
Stéphane revenait justement du local technique avec la machine pour nettoyer le parquet et, la mettant en marche, demanda à Louis de balayer la scène. C'était là, juste en bas, précisément, où se trouvait maintenant le corps de Stéphane. Le crâne ouvert, assis contre l'estrade. Peut être était-il tombé ? Peut être y avait-il quelques chose de dangereux là haut ? Louis essaya de monter, mais il perdit l'équilibre à cause des planches pourries/non-pourries/pas de planches du tout, et tomba au sol, sur l'herbe/sur le parquet/sur les cailloux durs.
"Mais t'es débile ou quoi ?!" hurla Stéphane, inquiet, en se précipitant vers lui. Il n'osa pas le toucher. Louis se releva seul, regarda son superviseur quelques instants, le dominant d'une bonne tête. Et, de ses grands bras d'échalas, commença à le frapper. Un coup de trop envoya Stéphane s'éclater le crâne contre la scène. Il l'avait traité de débile. Il était mort, contre la scène. Il devait le tuer contre la scène.
Il positionna son corps de façon à l'asseoir, comme dans sa vision. Puis, les pompiers, la police, encore un tribunal, l'enfermement cette fois.
Et en cellule ? Il ne se sentait pas vraiment enfermé. Il apprenait à se projeter dans un futur ou dans un passé où les murs n'existaient pas ou plus. Il s'entrainait avec optimisme car sa blouse de prisonnier disparaissait parfois au profit d'un coûteux costume d'homme d'affaire.
Enfin, il fut libéré et Louis se mis immédiatement en face d'un kiosque à journaux, avec un petit carnet, notant frénétiquement les gros titres, sans prêter attention au fait que le papier sur lequel il écrivait était déjà intégralement recouvert.
Des années plus tard, Louis retourna au cimetière. Cette fois-ci, il arrivait conduit par son chauffeur personnel. Il craignait vaguement qu'on le reconnaisse et qu'on lui en veuille, mais savait que c'était peu probable. La tombe de Stéphane se dressait bien là, comme il l'avait vue. Il laissa un bouquet de fleurs puis, sans bouger, redescendit le temps, jusqu'à voir un peu plus loin dans les allées son collègue très éphémère nettoyer le cimetière. Finalement, il s'en alla.
Un sixième sens réveilla Richard avant que sa femme n'écrase par erreur la Sonde qu'il avait négligemment laissé tomber par terre hier soir.
"Attention à la Sonde !", lui cria-t-il.
-Tu n'as pas dormi avec, hier soir ?", répondit-elle vaguement inquiète. "Tu as réussi à dormir quand même ?"
Un peu déboussolé, il ne prit pas la peine de répondre tout de suite. Son premier geste fut d'allumer puis de brancher la Sonde sur son bras droit. Elle émit un petit ronronnement rassurant.
"J'étais trop crevé.", lui dit-il avec un regard amoureux. L'écran, à son bras, brillait : rose.
Puis rose-rouge. Il se leva, vaguement énervé, et se commença à s'habiller. Sa femme était à la cuisine, juste en face, en train de faire chauffer de l'eau.
"Tu as une réunion ce matin c'est ça chéri ?, lui lança-t-elle.
-Oui, je prendrais le café au boulot. Ne t'embête pas."
Si tôt le matin, le train n'était pas complètement plein et Richard put ainsi se trouver une place à côté d'un gros type chauve en costume. Bizarrement, son aspect bonhomme, inoffensif, presque maternel le rassura. Il réussit à dormir un peu sur le trajet.
A son arrivée, le soleil était levé. Les rues luisaient de la pluie nocturne. En passant devant le bâtiment, il vit par la fenêtre que l'accueil était déjà pris d'assaut et remercia le ciel de ne pas être aux guichets cette semaine. Il passa par la porte de derrière.
Etant arrivé plus tôt que d'habitude, le quart d'heure d'attente réglementaire dans le sas se fit avec des collègues qu'il ne connaissait pas. Sa sonde était bleue au moins depuis qu'il avait quitté la gare. Autour de lui, quelques autres bleus, beaucoup de verts, au moins autant de violets. Forcé de patienter, Richard en profita pour prendre un café.
On le laissa enfin passer. Au fil de la matinée, alors que la réunion approchait, sa Sonde passa elle aussi au violet. Il avait besoin de détermination pour mener la séance. Il allait devoir se montrer ferme sur certaines demandes de l'équipe d'approvisionnement. Et il était indispensable d'obtenir une réponse de l'intégration ! Après tout, le lancement était pour demain !
Son chef passa la tête dans son bureau pour lui dire bonjour.
"Jolie couleur, Richard !"
Le violet était pétant.
II.
En fin d'après midi, Richard était à genoux la tête à quelques centimètres de la faïence blanche des toilettes du centre, essayant de faire tomber les longs fils gluants et acides coincés dans sa gorge. Approcher la cuvette froide et un peu jaunâtre l'avait révulsée au début, mais maintenant il avait la tête et les coudes posés dessus. Il resta dans cette position inconfortables quelques minutes, jusqu'à ce que son corps se plaigne de ses articulations douloureuses, du carrelage dur, de l'odeur diffuse d'urine, du goût âcre dans sa bouche et sa gorge évoquant une pile électrique fondue.
Face au miroir, il se rassura. Rien ne se remarquait sur son visage. Il avait réussi son pilotage opérationnel. Des ordres avaient été donnés, des avertissements passés. Il se sentait important. La Sonde était toujours violette, mais tendait un peu vers le marron. Il ne la lâcha pas des yeux. Plus il la regardait, plus elle devenait marron, plus il se sentait malade, plus il la regardait, plus il se sentait malade... Il détacha le câble, tirant l'aiguille hors de son bras. Bravo. Elle se mit à siffler, très fort et très aigu tout d'abord, puis de plus en plus grave et étouffé, comme une baudruche qui se dégonfle. Il se sentit mieux. Même en sachant c'était certainement purement psychologique. Il sortit, marcha en s'appuyant de temps à autre sur les murs comme une personne ivre, déambulant au hasard dans le bâtiment, sans risque de se perdre car les couloirs faisaient un cercle complet. Il ne croisa personne. La plupart des bureaux étaient fermés, mais il pouvait voir du monde derrière certaines portes entrouvertes. Il arriva finalement au bureau de son chef, renversé dans son fauteuil, un sourire béat aux lèvres. Sur son bras, du jaune. Du jaune vif.
Richard se tenait à moitié caché dans l'encadrure de la porte, posé contre le mur du couloir, de telle sorte que son chef ne puisse pas voir sa propre Sonde éteinte.
"Je m'en vais", lui lança-t-il simplement. Son interlocuteur releva la tête, ses yeux essayèrent quelques instants de trouver le bras droit de Richard avant d'abandonner : peu importe sa couleur, après tout, Richard allait partir.
"Bon boulot Richard, je suis passé tout à l'heure et c'était du bon boulot ! Continue comme ça et c'est la promotion Richard !"
Il répondit d'un petit sourire et s'en alla.
Ce ne fut qu'une fois arrivé à la gare qu'il se rendit compte qu'il n'avait pas rebranché sa Sonde. Avec un écran noir, il n'avait absolument aucune chance d'entrer... Dès que l'aiguille fut réinsérée dans sa peau se matérialisa une couleur bleu marron qu'il tenta d'ignorer. Peu importait. Et la couleur le rendait malade. Autant regarder une autre couleur. Il trouva son bonheur dans la foule, une jolie fille arborant une belle couleur rose, et adapta sa marche pour la suivre à courte distance. Ca le requinqua. Malheureusement, elle ne prenait pas le même train.
Cette fois-ci, il ne put pas s'asseoir jusqu'à chez lui.
Dans son petit appartement, le gaz ne fonctionnait pas. Il n'avait rien à préparer au micro-onde et se maudit lui-même car il était justement passé au magasin avant de rentrer et aurait pu ramener quelque chose à manger. Sous la lumière du soir qui filtrait par la petite fenêtre de la cuisine, de la poussière en suspension rendait l'air poisseux et lui donnait l'impression d'étouffer. Par dénuement, il décida de faire tremper des pâtes dans de l'eau froide.
En attendant qu'elles ramollissent, il se traina jusqu'à son canapé pour s'y coucher et se tortilla pour sortir de son pantalon trop serré une petite boite dans un emballage plastique. Il en retira une capsule qu'il inséra dans sa Sonde. Une capsule rose.
Sa femme rentra aussitôt, les bras chargés de courses. Il resta couché sur le canapé. Elle le déchaussa, le déshabilla. Il se laissa faire comme un bébé. Il eut même droit à un massage avant le repas. Quelle extase ! C'était de bonnes pâtes à l'eau froide.
III.
Quand Richard se réveilla le lendemain, il remarqua que la Sonde s'était débranchée pendant la nuit, ce qui l'inquiéta vaguement car c'était la deuxième fois de suite. Au moins, cette fois, sa femme n'était pas là.
Parce qu'elle n'avait pas pu le réveiller, il était très en retard. Il la rebrancha sans réfléchir, pris le train et arriva dans le sas du centre. Aujourd'hui non plus, n'étant pas dans ses horaires habituels, il ne reconnaissait personne. Une femme lui fit une réflexion désagréable, qui lui passa par dessus la tête. Elle insista un peu et alerta la sécurité.
C'était une première, pour lui. Jusque là, il n'avait jamais été retenu dans le sas. Deux agents le poussèrent dans un réseau de couloir qui était une copie conforme de son étage à la différence près que les murs et le sol étaient en béton, sans revêtement. Il connaissait un peu l'un des deux type, le plus âgé. Un gars assez sympa. Très pragmatique. Parfois, ils prenaient un café ensemble. Richard était à la fois soulagé de tomber sur lui et honteux car il savait qu'il risquait de le recroiser au café plus tard.
Le trajet jusqu'à leur bureau paru interminable. Les deux gars soutenaient Richard par les bras et lui imposaient une allure soutenue. Il imagina se coller contre les cloisons, se faire râper par les vigiles contre les murs de pierre, laissant derrière lui des lambeaux de peaux rose pour retrouver son chemin s'il devait s'échapper. Sans intérêt. Il l'emmenèrent dans un petit bureau.
"Pourquoi t'étais rose comme ça Richard ?, lui demanda l'agent qu'il connaissait vaguement en s'asseyant face à lui.
-Les restes de la veille. J'ai capsulé hier soir et elle s'est débranchée pendant la nuit."
La sonde de son interlocuteur était verte très foncée. Difficile à lire. Celle de son jeune collègue, debout contre la porte, était violette. Très sérieux, très impliqué. Il ne perdait pas une miette de l'interrogatoire, lui.
"C'est la première fois non ?
-Oui."
L'homme vérifia dans ses fichiers, ce qui rassura curieusement Richard. Ainsi, il verrait que c'est la vérité. Il ferma le dossier et lui posa une colle :
"Tu es quoi, là ? Sans regarder.
-Orange ?
-Pas loin. Tu as changé 3 ou 4 fois depuis que tu es arrivé ici.
-C'est la première fois que ça m'arrive... Je sais pas quoi penser.
-Tu clignotes comme une boîte de nuit. Franchement j'ai jamais vu ça. Tu penses que tu peux nous donner un beau vert ou un beau violet ?"
Richard hésita.
"Je ne te force pas. Personne n'a le droit de te forcer. Mais ici on attend du vert, du bleu, et on fait du violet voire du jaune. Certainement pas du rose.
-Je sais.
-Alors ?
-Je suis pas sûr."
Ils restèrent quelques minutes à se regarder.
"Tu veux rentrer chez toi ?
-J'ai un lancement aujourd'hui.
-C'est important ça un lancement ?" Il n'attendit pas de réponse, se pencha vers Richard. "Tu es presque rouge. Rentre chez toi, ça ira mieux demain. Ne m'oblige pas à te mettre dehors."
IV.
Rouge. Ce n'était pas une très bonne couleur à arborer en pleine rue. Richard ne comprenait même pas pourquoi il était rouge. Il se dirigeait vers la gare par habitude mais savait que c'était impossible de prendre le train avec cette couleur. Impossible d'entrer nulle part.
Il longea la voie ferrée, puis monta sur un pont piéton et resta quelques instant à regarder les voies. Il avait une vague envie de sauter à pieds joints sur un train pour l'écraser. Ridicule. Il descendit.
Un peu plus loin, la vieille rotonde désaffectée où étaient auparavant stockées les locomotives. Le portail complètement rouillé, prêt à tomber. Tout à coup, il donna un coup de pied furieux dans le métal, laissant ainsi exploser une rage qu'il ne savait même pas qu'il avait en lui.
Surpris, il jeta un œil à sa Sonde : rouge vive. Il eu presque honte. C'était une couleur d'adolescent. Autant l'enlever, pensa-t-il. C'est un coup à se faire arrêter. Il porta sa main à son bras quand une pensée lui vint. Il avait toujours les capsules roses d'hier dans sa poche. Et une journée de libre, maintenant. Pourquoi pas les prendre ?
Mais où ?
Juste devant, le portail désormais entrouvert semblait l'inviter dans la rotonde. Les fleurs jaunes lui faisaient signe d'entrer en se balançant doucement. Là dedans, il serait tranquille.
Le cœur battant, Richard se glissa entre le portail et les mauvaises herbes. Il s'approcha du bâtiment et essaya une première porte, fermée. Fit demi-tour, pour passer par l'ancienne voie ferrée presque invisible sous la végétation. Une porte était ouverte donnant sur des ateliers oubliés. A l'intérieur, des débris divers, du papier toilette usagé, des vieux cartons, des bouteilles abandonnées... Evidemment, ça avait servi de squat. Il avança à l'intérieur avec prudence, dans un silence qui n'était troublé que par le craquement du verre sous ses pieds. Finalement, il tomba sur une pièce en meilleur état que les autres. On avait repeint la porte. Décoré les murs. Amené des chaises, disposées autour d'une vieille bobine en bois qui servait de table.
Il hésita à rentrer. La salle avait un certain côté sacré, comparée aux autres. La laissant derrière lui, il reprit son exploration. Rien de notable au delà. Il revint en arrière. Cette fois-ci, la pièce lui était devenue familière, même si ce n'était que la deuxième fois qu'il la voyait. Richard ferma la porte, pris une des chaises et la plaça contre un mur d'où il pourrait surveiller à la fois l'entrée et la fenêtre extérieure. Il ouvrit sa Sonde, éjecta la capsule usagée, qui roula dans la poussière. Pour la première fois, il remarqua les restes d'autres capsules près de la bobine. Il s'injecta une rose, pensant qu'il n'était pas le seul à venir capsuler ici.
Et justement, il entendit aussitôt quelqu'un qui approchait. Peu lui importait d'être seul ici maintenant, au contraire. Il serait heureux de le rencontrer. Pourquoi pas se poser sur la table avec lui. Boire un coup, manger un morceau, à la bonne franquette, comme dans son enfance.
Une main timide poussa la porte. Elle tenait justement une bouteille de vin. La personne portait également un sac d'où dépassait une baguette de pain.
"Richard ? Tu es là ?", demanda-t-elle en souriant doucement.
Quel plaisir. C'était sa femme.