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La rejouabilité (II)

Cercles vicieux

Par Pierre Guyot | le 29 septembre 2011 16:15:52 | Catégories : Ernest Adams, Game Design
Cet article est une traduction de Pierre Guyot.
L'article original est écrit par Ernest Adams publié par Gamasutra (mai 2010).
L'auteur original n'est en aucun cas reponsable de la précision de cette traduction.

« Les riches s'enrichissent et les pauvres s'appauvrissent », avait l'habitude de dire mon père lors des derniers tours d'une partie de Monopoly familiale. Vu qu'il était le seul d'entre nous à l'époque à réellement comprendre les principes stratégiques du jeu, c'était en général lui qui s'enrichissait.

Final Fantasy XI (Square-Enix)

Il y a huit ans, j'ai écrit un article intitulé « Equilibrer les jeux grâce à la rétroaction positive ». Dans celui-ci, j'explique dans quelle mesure la rétroaction positive peut intervenir dans des mécaniques de jeu : c'est la tendance qu'ont les réussites du joueur à s'auto-entretenir et à renforcer le joueur. La rétroaction positive aide le joueur riche à devenir encore plus riche au Monopoly. Mais que faire pour le joueur pauvre qui devient encore plus pauvre ?

Malheureusement, la terminologie rend les choses plutôt confuses, parce qu'une rétroaction positive qui joue contre le joueur n'est pas une « rétroaction négative ». La rétroaction négative est un mécanisme qui à tendance à faire que les différents paramètres restent en place et à les empêcher d'augmenter ou de diminuer.

Un thermostat est un appareil qui fonctionne sur le principe de la rétroaction négative. Si la température devient trop élevée, le thermostat déclenche l'air conditionné. Si la température devient trop basse, elle déclenche le système de chauffage. Le thermostat essaye en permanence de maintenir la température ambiante à un niveau constant.

Marc LeBlanc illustre les concepts de rétroactions positive et négative dans le game design de façon très intéressante en prenant l'exemple d'une combinaison de jeu de course et de jeu de combat — pensez à Mario Kart. Si les voitures peuvent se tirer dessus uniquement avec des armes qui tirent vers l'arrière, le premier de la course peut tirer sur ceux qui sont derrière et ceux-ci ne peuvent rien lui faire. Ceci crée une rétroaction positive en faveur du leader et il a tendance à distancer de plus en plus ses concurrents. Si les armes peuvent uniquement tirer vers l'avant, le premier de la course ne peut toucher personne alors que tous les autres peuvent lui tirer dessus. Ceci crée une rétroaction négative : celui qui prend la tête a toujours tendance à en être écarté.

La réatroaction négative est un outil précieux pour le game design : on peut l'utiliser pour freiner l'effet d'une rétroaction positive (il ne faut cependant pas la rendre trop efficace, ce qui risquerait de provoquer une situation d'impasse). Mais cet article a pour objet une rétroaction positive qui travaille « vers le bas » : un mécanisme qui vise à diminuer et non à augmenter une certaine valeur. Pour éviter toute confusion, je parlerai de cercle vicieux.

Au Monopoly, le cercle vicieux commence quand un joueur doit donner une propriété à un autre joueur pour payer une dette. Pour gagner de l'argent, un joueur doit essentiellement attendre qu'un adversaire atterrisse sur sa propriété et lui paye un loyer. Quand il doit abandonner une propriété, il se voit privé d'une source de revenus, ce qui le rend moins compétitif et moins à même de résister à un mauvais lancer de dés. Pire, la propriété qu'il possédait est maintenant entre les mains de quelqu'un d'autre et, alors qu'elle constituait un endroit sûr pour s'arrêter, est devenue une nouvelle menace de loyer.

Le cercle vicieux n'est pas complètement mauvais en soi, mais il est déprimant (le game designer uruguayen Gonzalo Frasca l'a utilisé à bon escient dans son excellent Shockwave). Personne n'aime sentir qu'il n'a aucune chance de gagner et une longue descente vers la défaite n'est pas particulièrement agréable.

Je vais ici émettre quelques suggestions concrètes pour essayer d'éviter des cercles vicieux et de bien les utiliser si jamais vous devez en inclure dans un de vos jeux.

Faire en sorte que les événements négatifs (comme les dégâts) n'entravent pas les capacités du joueur.

L'exemple le plus évident de cercle vicieux dans le jeu vidéo se produit quand dans un jeu de guerre, les unités endommagées combattent moins efficacement — par exemple en tirant moins souvent ou avec moins de précision. Quand une unité se bat moins efficacement, elle ne détruit pas les ennemis aussi vite, elle subit donc plus de dégâts et ainsi de suite.

En pratique, on implémente rarement cette fonctionnalité. La plupart des jeux de guerre suivent cette recommandation : les unités se battent à pleine puissance jusqu'à leur dernier souffle. Les jeux de combat typés arcade fonctionnent de la même manière. Autrement, le premier à joueur à faire une erreur ou à encaisser un mauvais coup perdrait quasiment à coup sûr.

Bien sûr, ce n'est pas réaliste : une personne blessée combat bien moins efficacement qu'une personne en pleine santé. Il y a eu quelques contre-exemples héroïques — des hommes qui ont continué à combattre malgré des blessures terribles — mais ils étaient exceptionnels et c'est pour ça que ces hommes ont reçu des médailles.

De nos jours, les unités militaires essayent de retirer les soldats blessés du front aussi rapidement que possible. La première raison est humanitaire, évidemment, mais il y a une deuxième raison derrière celle-ci : un soldat blessé ralentit toute son unité. Il vaut mieux que tous les combattants d'une unité soient en pleine forme, même avec un homme en moins, qu'une unité rendue inefficace par la présence d'un blessé. Eux aussi essayent d'éviter un cercle vicieux.

Si vous ne permettez pas aux dégâts d'entraver les capacités du joueur, alors les dégâts ne sont qu'un moyen d'évaluer combien une unité est proche de sa destruction. Il n'y a pas de rétroaction. Cette suggestion s'applique que les capacités soient définies en termes de combat, de production ou de performance d'un véhicule.

Implémenter un mécanisme de réparation.

Supposons que vous vouliez vraiment inclure un cercle vicieux dans un souci de réalisme, mais vous ne voulez pas que cela ruine le jeu. Prenons l'exemple d'un serious game sur la famine. Les gens qui souffrent de la famine ont peu d'énergie pour s'occuper des champs ou pour élever des animaux, ils récupèrent donc moins de nourriture, ce qui renforce la famine et diminue leur énergie, et ainsi de suite. Finalement, une personne affamée finit par devenir si faible qu'elle ne peut pas se nourrir elle-même même si la nourriture est disponible et donc, meurt. Dans un serious game, on peut vouloir implémenter ce cercle vicieux comme un outil d'apprentissage.

On peut ralentir — voire inverser — un cercle vicieux en élaborant un mécanisme de réparation qui vise à restaurer ce que le joueur a perdu. Dans un jeu sur la famine, ceci pourrait être l'effet de l'aide alimentaire : si vous donnez suffisamment de nourriture pour qu'ils se rétablissent, ils peuvent commencer à produire de la nourriture à nouveau (si vous voulez lancer une controverse politique, vous pouvez aussi développer une « culture de la dépendance » et créer un mécanisme à travers lequel les bénéficiaires de l'aide décident qu'il est dans leur intérêt de profiter d'une nourriture gratuite plutôt que de travailler pour produire la leur).

Les mécanismes de réparation fonctionnent aussi pour les jeux de guerre. Habituellement, dans les simulations de combats navals (ou spatiaux), les dégâts réduisent les capacités de combat — les armes sont détruites, les moteurs endommagés, etc. En incluant un système de contrôle des dégâts qui permet de réparer pendant le combat, on peut ralentir ou inverse le cercle vicieux.

Au Monopoly, la case départ fonctionne comme un petit mécanisme de réparation. Le joueur est sûr de toucher 20 000 francs chaque fois qu'il passe par cette case, indépendamment de ce qui se passe par ailleurs. Néanmoins, vers les derniers tours de jeux, 20 000 francs est une somme négligeable qui ne suffit pas à réellement à empêcher le cercle vicieux.

Définir la victoire en d'autres termes.

Cette suggestion est identique à celle que j'ai pu écrire dans mon précédent article, mais j'ai pense qu'elle vaut la peine d'être répétée. Même dans un jeu de combat, vous n'avez pas besoin de définir la victoire en termes de dégâts infligés au joueur. Si la victoire dépend d'une quantité ou d'un mécanisme qui se trouve en dehors de la boucle de rétroaction, alors cette boucle n'a pas tellement d'importance.

Perdre une pièce aux échecs crée un (petit) cercle vicieux pour le joueur qui la perd — il n'a plus la pièce en question et se trouve donc dans une situation de désavantage. Néanmoins, la victoire aux échecs n'est pas définie en termes de nombres de pièces restantes sur le plateau. Cela peut même être une bonne chose de perdre une pièce à un moment donné, pour des raisons stratégiques.

Dans un jeu de course sérieux (pas Mario Kart !), si le joueur endommage sa voiture, il subit une diminution de ses performances. C'est parfaitement approprié. Mais la victoire est définie par le fait de traverser en premier la ligne d'arrivée. Une voiture peut être terriblement endommagée et gagner quand même. C'est une différence basique entre les jeux de course et les jeux de combat — dans le jeux de course, les dommages entravent les performances, mais il n'y a pas de boucle de rétroaction qui affecte la condition de victoire.

Les dégâts du véhicule dans un jeu de course ne créent pas un véritable cercle vicieux vers l'échec de toute façon, parce qu'ils ne s'auto-entretiennent pas. Ils limitent les performances de la voiture, mais n'augmentent pas la probabilité de subir de nouveaux dégâts. C'est un inconvénient fixe qui ne s'aggrave pas tant que le joueur ne percute pas d'autre objet.

Éviter les jeux à somme nulle.

Dans un jeu de course, les dégâts du véhicule constituent un handicap pour le joueur, mais ne confère pas un avantage direct à ses opposant. Ce n'est pas la même chose que de donner une de vos propriétés à un adversaire au Monopoly. Cela ralentit la voiture du joueur, mais n'accélère pas les voitures des autres joueurs.

C'est parce que la course n'est pas un jeu à somme nulle. Dans un jeu à somme nulle, aucune quantité ne disparaît du jeu : la perte d'un joueur est le gain d'un autre. Mais les dommages subis par la voiture font disparaître entièrement quelque chose du jeu — ici l'aérodynamisme — plutôt que de le donner à un autre joueur.

Pour formuler les choses autrement, quand les mécanismes de jeu prennent des ressources précieuses à un joueur, ne les donnez pas à un autre.

(Monopoly n'est pas un jeu à somme nulle dans l'ensemble, mais une fois que toutes les propriétés ont été réparties entre les joueurs, elles sont à somme nulle. Elle ne retournent jamais à la banque et doivent toujours appartenir à l'un ou l'autre des joueurs.)

Augmenter l'influence de la chance (et d'autres facteurs).

J'avais déjà mentionné ceci dans mon précédent article comme une façon de limiter une croissance due à une rétroaction positive et cela marche bien sûr dans ce cas aussi. Le Backgammon contient un faible cercle vicieux, parce que les pions places sur la barre centrale ne sont disponibles ni pour entraver ni pour attaquer l'autre joueur.

De plus, un joueur dont les pions sont sur la barre n'est pas autorisé à bouger l'un de ses autres pions tant que tous les pions sur la barre ne sont pas retournés sur le plateau. Dans cette situation, il est légèrement plus probable que son adversaire puisse l'attaquer encore et renvoyer de nouveaux pions sur la barre (si le premier jour a été suffisamment imprudent pour rester en position de vulnérabilité).

Néanmoins, le rôle de la chance au backgammon est tellement grand que ce mécanisme ne garantit pas un échec. Avoir des pions sur la barre est clairement un handicap, mais la probabilité que d'autres pions soient renvoyés sur la barre spécifiquement comme conséquence de cette situation n'est pas très élevée. Quelques bons lancers de dé et un jeu astucieux en viennent facilement à bout.

Voici un exemple plus sophistiqué qui sera familier au joueurs de RPG PC : l'aggro.

Pour les non-initiés parmi vous, « aggro » est un terme de gamer pour désigner la tendance des monstres à se comporter de façon agressive. Le terme est généralement précédé (NDT : en anglais du moins) par le nom du stimulus qui déclenche l'attaque : la vue, le son, l'utilisation de sortilèges ou d'objets, etc. Les monstres qui présentent un blood aggro attaquent quand ils repèrent un personnage dont les HP sont bas (supposément lorsqu'ils sentent l'odeur de son sang).

La santé basse de l'avatar attire les ennemis, ce qui aboutit à plus de dégâts et ainsi de suite pour former un cercle vicieux. Pour cette raison, un dénommé Pteryx m'a écrit pour me proposer que le blood aggro, du moins tel qu'il est implémenté dans Final Fantasy XI, soit considéré comme une Twinkie Denial Condition (NDT : je vous renvoie aux articles taggés « Pas de biscuit » pour plus de précisions). Il explique que le blood aggro sanctionne une conséquence d'une façon de jouer normale : la perte de HP. La seule façon de l'éviter est de faire en sorte d'être en pleine santé à tout instant, ce qui encourage une approche du jeu très prudente et complètement anti-héroïque.

Néanmoins, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une mécanique de jeu intrinsèquement mauvaise : c'est exactement la façon dont se comportent les requins et autres prédateurs opportunistes dans la vie réelle. Cette fonctionnalité est simplement mal implémentée dans Final Fantasy XI.

Dans ce jeu, d'après Pteryx, les monstres qui présentent un blood aggro apparaissent généralement par paquets, sont immunisés contre les attaques magiques utilisées classiquement contre les monstres et peuvent sentir le sang à très grande distance. Tous ces facteurs auraient pu être équilibrés différemment : réduire la quantité de monstres, se débarrasser de l'immunité magique, réduire la portée de leur odorat ou une combinaison des trois. On peut aussi mettre en place d'autres facteurs prioritaires sur le blood aggro. Un monstre intelligent peut être attiré par le sang, mais peut aussi se rendre compte que le personnage blessé est armé jusqu'aux dents et accompagné de cinq compagnons et réaliser que ce n'est pas une si bonne idée. C'est la façon dont les créatures comme les chacals se comportent : l'odeur du sang les poussent à aller voir, mais leur instant de survie les aident à décider s'ils vont effectivement attaquer ou non.

(C'est l'un des problèmes que j'ai avec les monstres dans les RPG : la plupart d'entre eux sont agressifs au point d'être suicidaires et le joueur a besoin d'être ridiculement bien armé pour compenser. Si les monstres étaient moins bêtes, les joueurs pourraient passer plus de temps à explorer et moins de temps à acheter des armes.)

Conclusion

Le Monopoly est un jeu bien conçu, mais l'une de ses faiblesses est ce cercle vicieux. A partir du point où un joueur réalise que sa situation est désespérée, cela lui prend encore une heure avant d'être réellement en faillite… Et c'est un moment plutôt ennuyeux et déprimant à passer.

Les cercles vicieux ne sont pas intrinsèquement mauvais s'ils sont correctement équilibrés. De façon générale, c'est toujours mieux de faire sans si vous le pouvez, mais comme je l'ai montré, un jeu a parfois besoin de les inclure. Maintenant, il s'agit de suggestions, pas de commandements. Vous pouvez trouvez adéquat d'en ignorer une, voire toutes. Mais je pense que vous les trouverez utiles.

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