La mort (et Planescape : Torment)
L'article original est écrit par Ernest Adams publié par Gamasutra (mai 2000).
L'auteur original n'est en aucun cas reponsable de la précision de cette traduction.
La culture gothique, à ce qu’il me semble, est un peu passée à côté de son sujet. Le fard à paupières et les romans d’Anne Rice, c'est très bien tout ça, mais si vous êtres vraiment intéressés par la mort, je vous suggère d’aller travailler à la morgue de la ville le samedi soir, quand les victimes de tirs de balles arrivent. Là vous pourrez expérimenter la sordide vérité dans de bonnes conditions d’éclairage : les corps sont souvent encore chauds et les familles en sont à cette première phase d’incrédulité choquée qui précède la longue tristesse à venir. La mort violente n’a rien à voir avec des vêtements noirs à la mode ou des joyaux hérissés de pointes : il s’agit principalement de colère et de misère sordide, de brutalité et de mauvais jugement. Néanmoins, malgré leur vision romancée, je pense que les Goths ne sont pour la plupart pas bien méchants. Un peu de jeu théâtral ; un peu d’autodramatisation ; ça énerve leurs parents (ce qui constitue sans doute une grande part de l’intérêt de la chose) mais ce n’est intrinsèquement pas plus sinistre que de s’habiller avec des costumes de Star Trek. Des cultes de la mort sont apparus de nombreuses fois dans l’histoire humaine, des momies de l’ancienne Egypte aux soldats d’argile enterrés en Chine. Porter du vernis à ongles violet est en comparaison une expression assez douce d’une très ancienne pulsion.
Il y a quelques années, j’ai suggéré lors d’un cours magistral à la Game Developper’s Conference qu’il était temps pour les jeux d’explorer une partie plus vaste de l’expérience humaine, ceci incluant la tristesse et la mort. La mort a été le sujet d’un certain nombre de débats dans les cercles du game design, mais la plupart du temps, nous parlons de la mort dans un sens purement symbolique : « Vous avez trois chances » est une phrase qui a précédé chacun des jeux de foire au Moyen Âge et sans doute bien après, et quand vous incarnez un personnage dans un jeu vidéo, il semble assez naturel de voir ces trois chances comme des vies qu’on peut perdre – l’échec étant une « mort » métaphorique.
Mais mon court n’était pas au sujet de la mort au sens métaphorique du terme ; je pensais à la mort au sens littéral du terme et particulièrement à la façon dont elle nous affecte émotionnellement. Nous pensons principalement de la mort qu’elle apporte de la douleur, mais en fait, les émotions qui l’entourent sont très complexes. Dans les familles malheureuses, il y a souvent de la colère, de la culpabilité et du ressentiment ; et dans celles qui sont heureuses, ces sentiments ne sont pas toujours un regret sans mélange. Il n’y a pas si longtemps, j’ai assisté aux funérailles du père d’une proche. Il avait presque cent ans lorsqu’il est mort et son décès a été à la fois sans douleur et prévu, aussi bien par lui-même : il avait lui-même planifié les funérailles. Lors de la cérémonie, la femme s’est mise à pleurer. « Je ne suis pas triste », a-t-elle dit, et je l’ai crue. Elle ressentait quelque chose d’autres, ou plusieurs quelques choses – de l’amour, de la nostalgie, de la gratitude ? Je ne lui ai pas demandé. Il n’est pas évident de savoir comment l’on devrait inclure la mort, la mort réelle, dans un jeu vidéo. « Vous-avez-trois-chances » est si profondément caractérisé comme la « mort » que le premier obstacle qui s’oppose à vous est de faire clairement comprendre au joueur que ce n’est pas là ce que vous entendez. Probablement, la meilleure façon passe par la mort, non pas du personnage principal, du personnage du joueur, mais d’autres personnages qui apparaissent dans le jeu.
Il y a eu une grande avancée dans le jeu d’aventure lorsque les game designers ont arrêté de traiter le personnage principal comme un Monsieur Tout-le-monde (ce qu’ils ont fait initialement car ils savaient que le joueur pouvait en réalité être n’importe qui) et ont commencé à créer des personnages principaux qui avaient un sexe, une voix, une apparence, un background et surtout, une personnalité propre. La répugnance initiale à faire ceci était fondée sur le problème de savoir si les hommes accepteraient de jouer des rôles féminins et inversement. Cette question a été pleinement résolue par Lara Croft et ce n’est plus un problème à présent. C’est une bonne chose, car il est beaucoup plus simple de créer une intrigue à résoudre par un personnage si ce personnage est une personne avec une histoire qui lui est propre.
Néanmoins, en dépit du fait qu’on nous donne quelqu’un à qui on nous demande de nous identifier – qu’il s’agisse de Sonic le hérisson ou de Duke Nuke’Em – je pense que nous nous occupons de cet individu d’une façon fondamentalement différente de celle dont nous nous occupons des autres personnages dans le jeu. Le personnage principal constitue une extension de nous-mêmes, une sorte de prothèse capable d’atteindre le monde du jeu. S’il meurt avant la fin du jeu, c’est irritant, frustrant, mais nous savons en nous-mêmes que ce n’était pas la façon dont les choses étaient censées se dérouler, et nous redémarrons le jeu et ressuscitons le personnage sans aucune perte de sens réelle.
Quand un autre personnage meurt, néanmoins – un personnage non-joueur, pour utiliser la terminologie du jeu de rôle – nous ne pouvons pas être surs qu’il ne s’agissait pas de l’action d’une destinée cruelle ; que ce personnage était destiné à mourir quoique nous faisions. Ceci a en partie à voir avec le sens du contrôle. Dans la vie réelle, nous aimons les autres différemment de nous-mêmes, précisément parce qu’ils ne sont pas nous-mêmes. Dans les jeux, nous faisons le deuil des autres différemment de la façon dont nous faisons notre propre deuil, encore une fois parce qu’ils ne sont pas nous et que nous ne sommes pas les maîtres de leur destinée. Pour donner du sens à la mort dans un jeu vidéo, il faut que ce soit, non pas le joueur, mais ses amis qui meurent.
Planescape : Torment est un jeu principalement tourné vers la mort. Ce n’est pas mon problème de faire la review de jeux, et de toute façon il est un peu tard pour celui-ci, mais le jeu développe certains aspects si bien que je pense que cela vaut la peine d’y jeter un œil si vous ne l’avez pas déjà fait. Je ne l’ai pas découvert par moi-même : il m’a été spécialement recommandé par des lecteurs de certains de mes précédents articles, auxquels je suis profondément reconnaissant.
Pour ceux qui ne l’ont pas vu, Planescape : Torment est un RPG fantasy de Black Isle Studios, une division d’Interplay. Il utilise une version modifiée de l'Infinity Engine qui fait marcher Baldur’s Gate et est basé sur l’univers Planescape de TSR. Malheureusement, cela signifie aussi qu’il est flanqué du système de jeu de rôles Advanced Dungeons & Dragons de TSR. AD&D a été conçu pour un jeu de rôle papier et bien qu’il soit tout à fait adéquat pour ça, il utilise une foultitude de nombres inutiles pour le joueur PC (cf. « Rendons sa magie à la magie »). Néanmoins, je trouve le système moins intrusif que dans Baldur’s Gate, où j’étais constamment en train de vérifier qui avait quelle statistique et qui avait telle ou telle capacité ou sort enregistrés. Bien que ces mécaniques de jeu soient implémentées dans Planescape : Torment, la nature du jeu semble demander moins de cette assommante comptabilité de la part du joueur.
Mais ce qui est le plus intéressant au sujet de Planescape : Torment et ce qui mérite notre attention en tant que designers, ce sont sa composition, ses personnages et son intrigue. L’expression « RPG fantasy », bien évidemment, appelle immédiatement des images d’un groupe de personnages Tolkienesques marchant à travers la forêt à la recherche de dragons. Planescape est miraculeusement dépourvu de ces stéréotypes – j’y ai joué plusieurs heures maintenant et il n’y a pas un elfe ou un nain en vue, ni, car cela est important, de forêt. Les designers de l’univers Planescape ont depuis longtemps abandonné la mythologie de l’Europe du Nord et imaginé quelque chose de plus riche, de plus sombre et tout à la fois plus frais. Si Baldur’s Gate est une bière blonde, Planescape est une bière brune maison.
L’histoire tourne autour d’un personnage immortel et sans nom à la recherche de son passé oublié. Le jeu utilise le cliché de l’amnésie pour expliquer pourquoi il ne semble rien connaitre au sujet du monde où il vit, mais je dois dire que c’est manié au moins aussi bien dans Planescape : Torment que dans n’importe quel jeu ou livre que j’ai jamais vu. Notre héros est à la recherche d’informations qui puissent expliquer et finalement annuler son immortalité, pour l’autoriser enfin à mourir définitivement. Au moins, c’est ce que je recherchais : les motivations et la morale sont tout sauf clairs.
Ce n’est pas seulement le personnage principal qui est concerné par la mort. Le jeu débute dans une morgue, avec ses entrepreneurs des pompes funèbres et son fluide d’embaumement. A partir là, on passe à une cité grotesque remplie de zombies, de goules, de squelettes et d’autres, moins familiers, « travailleurs de la mort » : les collecteurs et les hommes-poussières pour n’en nommer que deux types. Mais il ne s’agit pas d’une horreur de pacotille ; en fait, il s’agit rarement d’horreur réelle, car le jeu n’emploie aucune tactique de choc. En dépit des nombreux cadavres mutilés et pourrissant qui apparaissent très tôt dans le jeu, les morts sont souvent dépeints avec sympathie, comme des victimes dignes de pitié, possédant une certaine dignité.
Une autre raison pour laquelle j’apprécie le jeu est qu’il n’emploie pas un vocabulaire simili-médiéval. Au lieu de cela, il tire son langage d’une source différente : l’argot des classes ouvrières du dix-neuvième siècle. Un grand nombre de mots employés dans le jeu sont encore d’un usage courant en anglais britannique (par exemple « berk » [fou] et « barmy » [timbré, maboul]), mais cela peut-être assez difficile pour les Américains de suivre. Néanmoins, il existe plusieurs glossaires sur le Net et au moins, c’est différent, intéressant et cela créer la sensation bien particulière d’être au cœur d’une culture étrangère.
L’univers Planescape est loin d’être nouveau – selon un site de fans que j’ai trouvé, TSR l’a développé pour la première fois en 1994, donc l’univers n’aura besoin d’aucune introduction aux fans de jeux de rôle. Pour ce que j’en sais, Planetscape : Torment a été la première tentative de l’adapter en jeu vidéo. C’est un monde immensément riche, créé précisément pour des adultes et rempli de dilemmes philosophiques. Il y a un grand travail d’écriture derrière le jeu et une partie en est excellente. Cela ne signifie en aucune façon que le jeu est ennuyeux, et il peut être joué à la façon d’un hack-and-slash bête et méchant si vous en avez envie, mais il vous donnera matière à réfléchir, si réfléchir est quelque chose que vous appréciez.
Une remarque au sujet du travail de conception graphique : je n’ai pas assez de superlatifs pour le décrire. J’ai été agréablement surpris par la beauté des forêts et des canyons de Baldur’s Gate, mais je suis complètement bouleversé par l’imagination dont il est fait preuve dans la Cité des Portes de Planescape. C’est si incroyablement varié que c’en est littéralement indescriptible – bien que les conduites et les tuyaux semblent être un thème récurrent, ce que l’on peut normalement attendre d’une cité qui connecte n’importe quel lieu de l’univers à n’importe quel autre lieu. Il faut que vous le voyiez par vous-mêmes.
Si j’avais une remarque à faire sur le travail de conception graphique, ce serait que les femmes sont plutôt sous-habillées et elles semblent apparaître sous des déclinaisons moins diverses que les hommes. Je suppose que ceci peut être attribué aux habituels problèmes hormonaux de l’équipe d’animation. Néanmoins, le background spectaculaire rattrape largement le coup à mon avis. Dégotez le jeu et jouez-y. Si vous n’êtes pas portés sur les RPG, trouvez une solution sur le net afin de pas avoir à vous embêter avec la résolution d’énigmes, lisez juste le texte et regardez les images.
Si vous voulez voir un game design bien fait, Planescape : Torment est un jeu qui peut vous enseigner pas mal de choses. Comme il utilise le modèle AD&D, il y a assez peu de choses nouvelles au niveau des mécaniques sous-jacentes, mais il y a surtout là un monde à explorer, dont je pense qu’il contient la plus intense concentration de créativité que j’ai jamais vu dans un jeu, passé ou présent.
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Commentaires
Sur ce sujet, il y a aussi http://www.escapistmagazine.com/articles/view/columns/extra-punctuation/8753-Death-in-Videogames qui finit avec l'idée de multivers.
C'est un article très intéressant, ce qui n'est pas encore très courant sur les articles dédiés au jeux vidéos français (la plupart que j'avais apprécié étaient sur les gros sites anglais comme gamedev.net). Les façons dont vous traitez le jeu et la mort sont assez originales, même si on a l'impression de lire 2 articles dans un seul (la transition entre le sujet de la mort et Planetscape :Torment est assez brute).
PS : Ce site est globalement très intéressant car comme je le disais la plupart des sites intéressants sur les sites dédiés à la création de jeu étaient anglais, mis à part peut être pour les forums de developpez.net qui sont fréquentés par un public assez vieux (entendez majeur, ce qui est vieux pour le monde du jeu amateur sur internet en général ^^).